Pantin, le 22 avril 2020
Veit Stratmann entre dans les collections municipales en 2007 suite à son exposition au Pavillon de Pantin. Si lors de cette installation la Ville a acquis trois dessins préparatoires, les acquisitions de 2019 (Piazza della resistenza - Pistoia 1/2) sont des impressions issues de photographies prises en Italie dans les jardins de la Piazza della Resistenza de Pistoia. La variété des techniques utilisées par l’artiste met en valeur son profond attachement à la création en lien avec son environnement.
Rencontre avec un artiste toujours en recherche.
Pourquoi êtes-vous artiste ? Qu’est ce qui vous a conduit vers l’art et le métier d’artiste ?
Pour commencer par une phrase classique : j'ai toujours peint. Ensuite j’ai eu un choc. Un enseignant a montré, lors d'un cours d'histoire de l'art au lycée, le portrait des peintres de Die Brücke réalisé par Ernst Ludwig Kirchner et je me suis dit « si on a le droit de faire ça, moi aussi, je veux le faire ». Comme ma mère et mon père adoptif n'ont aucunement tenté d'influencer mes choix de vie, j'ai simplement fait « ça », sans évidemment imaginer les risques que cela pouvait créer et la ténacité que cela impliquerait. Ce qui était étonnant, c'était que dans la famille de mon père biologique - que j'ai rencontré pour la première fois à l'âge de 42 ans -, beaucoup de personnes tournaient autour de l'art - des décorateurs, des marchands d'art, des restaurateurs - mais personne n'a osé vraiment y aller. Du coup j'ai trouvé ma décision inscrite dans une histoire dont je n’étais absolument pas conscient, mais qui me sert encore aujourd'hui parfois comme excuse.
Concernant ma formation, j'ai fait des études à l'École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (aujourd'hui intégrée dans la Haute école des arts du Rhin) et à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf. J'ai également fait des études de politique, histoire et histoire de l'art à Fribourg-en-Brisgau. J'ai aussi participé à la première séance de l'Institut des hautes études en arts plastiques*, qui visait à la préfiguration de ce qu'allaient devenir par la suite les structures post-diplôme dans le champ des arts plastiques.
Parlez-nous de votre formation et de votre pratique artistique. Quels sont vos sujets de prédilection, les médiums, supports et techniques que vous utilisez. Pourquoi ?
Je ne me pose pas la question du médium, du support ni d'une technique. Par contre, ma pratique artistique est certainement issue de la pensée sculpturale, de l’installation. Depuis un certain temps elle est basée sur des questions qui, bien qu’en mutation permanente, reviennent à chaque mise en œuvre. Ces questions dépassent le statut de simple moyen de production ou de structuration. Elles constituent la condition de base qui permet à mon action artistique d’exister.
La première de ces questions est simplement de comprendre si un geste plastique peut être basé sur la notion du choix, de la décision, de la posture de ceux qui le rencontrent. Le choix peut-il être un matériau plastique ? Et si on admet que le choix constitue l’unité originelle de l’action politique, de la citoyenneté, la rencontre d’un dispositif plastique peut-elle générer une oscillation permanente entre un geste politique et un geste plastique ?
Ce choix et l’infime rupture dans le temps qu’elle implique peuvent-ils devenir un matériau plastique ? Cette infime rupture peut-elle créer une pause ou construire un « trou » dans le sens ? Un geste plastique peut-il défaire la cohérence d'un lieu, détacher un espace de son statut ? Peut-il transformer ce même lieu dans une zone d’instabilité statutaire, d’un flottement permanent ? Et ce flottement peut-il se propager sur ceux qui viennent le voir ?
Depuis quelques années, à ces questionnements s’est ajouté un deuxième champ de problématiques qui porte notamment sur la possible tension entre des gestes plastiques : ils peuvent êtres justes pour l'artiste que je suis et en même temps éthiquement indéfendables pour moi en tant que citoyen. Cette tension peut-elle être productrice ? Si elle peut être placée au cœur d’un geste plastique, comment peut-elle faire forme afin d’être montrée ?
Aussi, je revendique le rôle d’artiste comme celui d’un individu qui assume son rôle et ne parle qu’en son nom et est actif comme tel dans la société. Je considère qu’un individu qui s’assume dans ces conditions, et dont l’activité n’est rien d’autre qu’une permanente ouverture du débat, endosse forcément une posture politique : son action en témoigne donc forcément.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
En ce moment je travaille sur un projet d'installation pour un jardin en Italie. Sinon je tente simplement de maintenir une discipline de production et de réflexion.
Quels sont les artistes que vous aimez aller voir au musée et/ou sources d’inspiration dans votre travail ? Pourquoi ?
Quand je vais au musée, c'est pour découvrir ou revoir des choses que je ne peux que voir à des endroits spécifiques ou dans des collections spécifiques. Par exemple, quand je suis aux États-Unis j'adore regarder la peinture américaine du XIXe et du début du XXe siècle qu'on ne voit jamais en Europe. C'est l'art d'un escapologiste en train de se défaire de ses liens.
Les artistes qui me trottent dans la tête en permanence sont Caspar David Friedrich, Edward Hopper, Maria Nordman et Michael Asher. Chez ce dernier, c'est l'hyper efficacité de ses œuvres et surtout ce geste magistral d'effacement du temps et de son histoire qui me touche. Je pense notamment à son vidage de la Galerie Toselli à Milan de tout ce qu'elle contenait, abattant les cloisons et sablant les murs.
Chez Maria Nordman, j’aime la radicalité face à la durée d'existence d'une œuvre, sa capacité de tourner chacun de ses gestes en un trou dans le temps.
Je retrouve cette notion de trou dans le temps (qui est fondamentale pour tout ce que je fais et que je vis physiquement en ce moment de confinement) chez Edward Hopper. J’aime la qualité visqueuse que le temps prend dans ses tableaux ou simplement le fait que le contenu de ses peintures est refroidi à 0° Kelvin**, c'est-à-dire la température de l'absence de tout mouvement moléculaire et donc de l'impossibilité de mesurer le temps.
L’œuvre de Friedrich me passionne pour son invitation à trouver un regard juste sur une construction picturale qui rend ce regard même impossible. Il joue avec la différence entre le tableau et l'image que le spectateur s'en fait en le regardant. C'est comme s’il enfermait le spectateur dans une bulle avec le tableau et que celle-ci était détachée du monde.
Quel est votre lien avec Pantin ?
J'ai un espace de travail à Pantin depuis 1996, d'abord rue Délizy, ensuite sur le site de l'ancienne gare de marchandise. J'ai également exposé au Pavillon en 2007. Pantin devient de plus en plus la ville de mes amis.
Quel est votre lieu préféré de Pantin ?
Je me sens particulièrement bien à deux endroits à Pantin. L'un est le quai du canal juste après le pont du périphérique en venant de la Villette à vélo. L'autre est le pont au-dessus des lignes de chemin de fer. J'aime ces deux lieux pour des raisons similaires. En passant sous le pont du périphérique l'espace se détend, il devient plein de possibles. Il n'est plus figé, encroûté.
Sur le pont, par dessus les rails, s'ouvre un espace plein de promesses non tenues.
Qu’est-ce qui vous fait du bien pendant le confinement ?
Je ne sais pas si cela me fait du bien, mais je vis cette quarantaine en observateur. Elle m'apprend énormément sur des problématiques qui occupent constamment mon travail. Je me questionne notamment sur le geste artistique : peut-il défaire la cohérence d’un lieu sans toucher à son entièreté physique - comme si, dans une molécule, on coupait les liens des atomes sans que ceux-ci quittent leur lieu assigné ? Un geste d'artiste peut-il infiltrer un système donné comme un virus et détruire sa cohésion ?
* L'Institut des hautes études en arts plastiques (IHEAP) est une école d'arts créée en 1988 par la Ville de Paris qui confia à Pontus Hulten la mission d’étudier un projet d’école destinée à de jeunes artistes, en référence au Bauhaus et au Black Mountain College et comme alternative à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. L’institut ferme en 1995.
** Zéro absolu. En physique quantique, la matière au zéro absolu se trouve dans son état fondamental, point d'énergie interne minimale.
Pour aller plus loin :
http://www.galeriechezvalentin.com/fr/artistes/veit-stratmann/